Les diableries de François Bladier :

la langue en l'état.
Il n'est pas rare, quand on achète un livre d'occasion, de lire sur la page de garde, à côté du prix, la mention : en l'état.
Les diableries sont des textes — l'auteur les appelle « phrases », je ferai comme lui — de sept lignes de deux à douze lettres chacune. Chacune est écrite après l’autre, et numérotée.
Une exposition ou publication présente une série de phrases consécutives, extraite de cette suite en cours.
Autant que je sache, chaque ligne de diablerie (c’est-à-dire chaque « mot » de la phrase) a été trouvée comme le bout de papier ou le ticket usagé d’un collage de Kurt Schwitters. Chaque ligne lue (n'importe où sauf dans un livre) mémorisée, ou serait-il plus juste de dire « retenue », et, plus tard, réécrite lettre après lettre (à la main, en majuscules), sous la ligne précédente.

Quelque inouïe, bancale, ou cocasse (CHU / VL PL ETC / MALER / BIEN PLACE / ENSEMBLIER / INTEXAL / EXCLUNITE !1) la langue ainsi consignée puisse paraître, les diableries ne se composent donc que de mots existants : un usage transcrit.
Chaque ligne est inscrite à la suite de la précédente et chaque phrase écrite à son tour. Au cinéma, on appelle cette économie « tourné-monté ». Il n'en reste pas moins que dans la suite en général comme dans chaque phrase et sur chaque ligne en particulier, aucun élément ne se comporte comme le terme d'une addition posée.
C'est que : imaginez une langue où, tous les mots ayant été employés, utilisés, chacun de son côté, usés séparément puis collectés en l'état, se poserait alors le problème de leur réorganisation dans des phrases.
Ou alors : on appelle « hapax » un vocable dont on ne connaît qu'une seule occurrence, attesté par aucun autre usage, soit qu'il est l'invention de son auteur, soit qu'il est, comme on le pense souvent à propos de certains corpus, dû à une erreur de copie. Maintenant, au contraire, imaginez voir passer le mot Ptyx devant vous, inscrit sur la carrosserie d'une camionnette.
Il y a le rythme de chaque nouvelle ligne dans la phrase qui ne peut jamais la contenir vraiment, et, pareil, celui de chaque phrase dans leur succession. Les relations qui s'établissent dans ce tournage ne sont pas simplement linéaires.
Mais il y a aussi que les diableries sont écrites à la main. Qu'elles sont tracées, lettre par lettre, en majuscules. Nous y sommes confrontés à un certain état physique des mots et, par conséquent, au réveil de toutes sortes de correspondances entre les lettres qui les composent.
Et là, prenez le renversement entre l'i majuscule pointé et le point d'exclamation, et leur relation au j non-pointé, « barré » (cf. mass klo, huit diableries, éditions contrat maint, 2011).
Qu'on songe au nom même de la suite et à l'anagramme qu'il forme avec le nom de l'auteur et l'on se convaincra que cette littéralité est partout dans les diableries. Mais c'est encore plus évident si l'on écoute et si l'on regarde la façon dont il les lit et les expose.
C'est en les épelant que F. B. a lu ses diableries pour le programme Passionnément bis diffusé sur Radio Grenouille en 2010. En les épelant, c'est-à-dire en nommant l'une après l'autre les lettres composant chaque ligne, avant de lire cette ligne d'un souffle et de l'ajouter à la ligne précédente, se prêtant ainsi à une sorte de reconstitution de la façon dont le texte avait été appliqué lettre après lettre, ligne après ligne, par la main sur la page du carnet (Les Dizaines, deux diableries par jour, à heure fixe, pendant cinq jours sur Radio Grenouille en juillet 2010).2
C'est aussi en les épelant que F. B. a jusqu'ici exposé ses diableries. C'était le cas lors de l'exposition que lui a consacrée la Galerie Jean-François Meyer en février 2010, où il s'était agi d'isoler chaque lettre en la traçant sur un Post-it qui, s'il ne faisait pas partie des diableries présentées dans leur bloc, était collé au mur, et en partie décollé comme le sont toujours les Post-it, projetant son ombre vers les lettres voisines. C'était le cas une deuxième fois lorsque à l'invitation de la même galerie, il les a imprimées une à une, ces lettres, à l'aide de tampons, sur les plis de mouchoirs en papier sobrement épinglés au mur ou refermés dans leur étui en plastique coloré (Printemps de l'Art contemporain, mai 2011).
Pour l'exposition en compagnie d'Armelle Kérouas, Close contact, F. B. a fait imprimer cent diableries en typographie, c'est-à-dire, une fois encore, comme il les a tracées, et comme le veut la composition au plomb, recopiées au plus près, lettre par lettre.
Épeler n'est pas dire comment ça s'écrit mais redire comment c'est écrit. C'est dire en l'état.
Pascal Poyet

1. Il s'agit d'une transcription « au long » qui reprend la typographie toute en majuscules mais qui a l'inconvénient d'assimiler la diablerie à un poème. F. B. a lui-même transcrit ce texte dans un livret inédit appelé « La partition des diableries », comme une phrase : Chu, vl pl etc, maler, bien place, ensemblier, intexal, exclunite ! (A verser au dossier de l’écriture manuelle des diableries, que la transcription en minuscules n’implique évidemment pas pour autant le rétablissement des accents, alors que, comme je l’évoque ici, l’i majuscule était pointé).

2. F. B., que j'avais moi-même invité à lire en public ses diableries, projet qui n'a finalement pas abouti, avait eu celui de dicter, justement, ses textes au public. Inutile de dire les liens, certes critiques, que je vois entre dictée et épellation et, au-delà, copie.

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